Quand j’avais ouvert
La Forêt de la Malédiction pour la première fois, j’ignorais qu’il s’agissait seulement du troisième opus de la série
Défis fantastiques. J’avais déjà lu
La Sorcière des Neiges et j’avais rencontré le Nain Grosmollet dans une auberge de Pont-de-Pierre. Mon compagnon, le Nain Stubb, que j’avais libéré avec l’Elfe Meynaf des Cavernes de Crystal, m’avait quitté pour accompagner son ami à la recherche du marteau de Gillibran dans la Forêt des Ténèbres. (Et c’est en toute connaissance de cause que le narrateur pouvait alors ajouter : « Jamais plus vous ne reverrez votre joyeux compagnon. ») Du coup, dans l’introduction de
La Forêt de la Malédiction, j’aurais espéré que le héros que j’incarnais se rappelle avoir déjà rencontré le Nain Grosmollet qui, moribond, lui supplie de reprendre la quête du marteau. Las, il n’en fut rien, et j’en ressentis une certaine déception.
J’oubliais qu’en littérature comme au cinéma (considérons seulement les trilogies de
La Guerre des Etoiles et du
Seigneur des Anneaux), il est fréquent que le préquelle ne soit produit qu’après l’œuvre narrant, dans le temps fictif du récit, des faits postérieurs. Ian Livingstone a raconté l’histoire de
La Forêt de la Malédiction sans penser encore qu’elle commencerait pour ainsi dire là où
La Sorcière des Neiges se terminerait, d’où quelques incohérences. (Ceci dit,
Le Temple de la Terreur, que l’on peut considérer comme une suite de
La Forêt de la Malédiction, en ce qu’il commence à Pont-de-Pierre où nous nous remettons d’une mission au bénéfice des Nains et où nous retrouvons dès le début Yaztromo dans sa tour, est bel et bien une création ultérieure.)
Mais venons-en à l’aventure proprement dite, que j’ai décortiquée avec plaisir durant les Fêtes (plus de trente ans après l’avoir reçue comme… cadeau de Noël en 1987).
Effectivement, comme l’a mentionné Jareth, c’est « quadrillé » avec des chemins se coupant à angle droit selon les quatre points cardinaux et nous dirigeant vers différentes monstres et lieux, souvent inamicaux, parfois amicaux, sans grand lien scénaristique entre eux, et nous accordant, moyennant négociation ou combat, des items positifs (trésors, artefact avantageux) ou négatifs (malédictions, maladies, artefact pénalisant). Tout comme pour
Le Sorcier de la Montagne de Feu on a le sentiment d’une transposition d’un jeu de plateau, où l’on avancerait en retournant au fur et à mesure de notre progression des plaquettes carrées comportant chacune une rencontre et un trésor aléatoires. (Le genre de jeu que l’on pourrait renouveler indéfiniment, en mélangeant les cartes et ainsi la disposition des monstres tout comme l’emplacement des objets à retrouver.)
Au niveau du bestiaire, c’est ma foi riche et varié. Ian Livingstone nous donne le sentiment de renverser devant nous son coffre à jouets. Un historien des représentations (qui consacrerait par exemple sa thèse sur la forêt dans l’imaginaire occidental) pourrait se pencher sur ce LDVELH pour analyser le jeu d’influences générant l’inspiration d’un auteur anglais du XXe siècle.
Si j’ose procéder par catégories, nous avons d’abord les « humains » : Pygmées (soufflant des fléchettes empoisonnées au moyen de leurs sarbacanes), Sorcière (avec des rides et des verrues sur le nez), Hommes des Bois, Bandits, Barbare (avec pagne et muscles noueux). Ensuite les animaux « basiques » : Chiens, Loups, Sanglier Sauvage, Ours, Sangsue. On aura droit aux animaux « améliorés », plus belliqueux que leurs congénères dans la réalité, et comme spécifiquement créés pour nuire aux aventuriers : Chauves-Souris Vampires, Faucons de la Mort, Araignée Géante, Abeilles Tueuses, Ver Piqueur, Anguille Carnivore auxquels on peut ajouter une espèce végétale : l’agressive Herbe d’Embrouille, et une immatérielle : la Force Tellurique. Nous croisons des hybrides mi-hommes, mi-animaux : Femme-Féline, Homme-Singe, Homme-Poisson. Et bien sûr l’ossature est constituée par les « monstres classiques » propres au genre médiéval-fantastique et présents dans bien d’autres DF : Goule (qui comme dans
Le Sorcier de la Montagne de Feu vous dévore si elle vous blesse à quatre reprises), Gobelins, Orques, Gnome, Loup-Garou, Nain, Ogre, Troll des Cavernes, Géant des Forêts, Lutins, Changeur de Forme, Vouivre Volante, autrement dit un Dragon. (Mais tiens ? Bizarrement aucun Elfe, quand bien même nous traversons une forêt.) Viennent s’ajouter quelques inclassables : des Gremlins (qui semblent peu en rapport avec les créatures du film éponyme de Joe Dante, sorti en 1984), une Chaise Dévoreuse de Vie, un nuage qui nous balance un éclair avant de disparaître et une Bête Rocheuse. (Assez railleusement, Ian Livingstone nous fait dire à son sujet : « vous vous demandez comment une telle bête a pu voir le jour ». Comme si on pouvait s’étonner de quelque chose dans ce monde de tous les possibles ! Avant de nous faire ajouter : « sans doute est-ce là l’œuvre de quelque démon malfaisant ». Le « démon » n’étant autre que l’imagination débridée de notre ami Ian.
)
On remarquera la touche orientalisante, avec ce gros génie à la tête chauve, assis sur des coussins, émergeant d’une lanterne que l’on frotte. La touche mythologique avec le Centaure, la touche féerique avec les humains transformés en animaux, la touche préhistorique avec le Ptérodactyle, la touche arthurienne avec l’épée plantée dans le roc, la touche « Tolkien » avec l’Homme-Arbre évoquant un Ent, et surtout le Démon de Feu rappelant curieusement un Balrog, avec ses ailes, son épée de feu et son fouet. Egalement une touche « Dune » : ce vase bleu qui cause, si on l’y plonge, une violente douleur à la main – qu’il nous incombe de surmonter – ne fait-il pas penser à l’épreuve que le Bene Gesserit fait subir au jeune Paul Atréides ? (Et si l’allusion paraît un peu tirée par les cheveux, on se rappellera que Ian Livingstone fait apparaître un Ver des Sables Géants dans
Le Temple de la Terreur.)
Dans cet univers tarabiscoté, on ne s’étonnera pas trop de rencontrer un chasseur (même à courre) ou un trappeur, voire le Nain Gayemainar qui comme nous recherche le marteau, mais pour le compte du village ennemi d’Eau-de-Boue. En revanche, que vient y faire le petit garçon vénal qui nous libère d’un piège contre paiement ? Le bodybuildeur Quin a choisi un drôle d’endroit pour s’entraîner et rechercher des adversaires au bras de fer, et l’Archi-Mage Arragon ne trouvera pas grandes ouailles à convertir. De même, comment justifier ce moine pansu et tonsuré, comme sorti d’un roman de Rabelais ? (Du moins apporte-t-il sa dimension syncrétiquement chrétienne au livre, en proférant un « mon Dieu », tout comme dans la crypte nous pressentons la présence d’un « suppôt de Satan ».) Et tiens ? Cet homme à la djellaba et au visage voilé apparaîtrait aujourd’hui politiquement bien plus incorrect que dans les années quatre-vingt puisqu’il s’agit d’un
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voleur, contrairement au chasseur qui précise se cacher le visage pour se protéger de la poussière et non pas « à la manière des voleurs ». Notons que ce genre de propos susciterait aujourd’hui bien des commentaires outrés dans le contexte polémique sur le port du voile ou de la loi de Sarkozy interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public.
Livingstone semble parfois s’amuser à déjouer nos attentes, en nous proposant par exemple de jeter une pièce dans un puits, avant de nous répondre non sans ironie, rien ne se produisant : « ce puits-là n’exauce pas les vœux ». (Comme si dans cet univers les fontaines n’exauçant pas les vœux relevaient de l’exception plutôt que de la norme.)
La profondeur et l’interaction du contexte demeurent minimales, mais présentes à certains endroits, comme lorsque le héros se demande, juste avant de rencontrer le moine, et avec me semble-t-il un brin de fausse naïveté : « comment il se fait qu’un endroit aussi paisible soit devenu le repaire de tant de créatures répugnantes ». Mais l’auteur ne nous permettra pas (encore ?) de connaître l’historique du lieu.
Dans le même ordre d’idée, le corbeau rencontré en début d’aventure compte sur Yaztromo pour lui redonner son apparence humaine. Ou encore, on peut tuer sur un sentier un sanglier poursuivi par une meute que l’on rencontre sur un autre chemin. Mais on ne saura jamais dans quelle intention le Démon de Feu, visant des buts plus horticoles que ses confrères de la Terre du Milieu, contrôle des Clones pour leur faire cultiver des champignons de différentes couleurs, ni pourquoi ces Gremlins, du fond de leur repaire, façonnent des mains humaines en argile rouge vif. (On sent le rite vaudou.)
Je note également une dimension moralisante : si nous nous voyons souvent la cible de monstres qui nous attaquent sans sommation et, souvent semble-t-il, sans raison, si ce n’est pour nous dévorer ou nous dépouiller
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(D’ailleurs, j’ai trouvé bizarre que la Sorcière nous déleste de nos Provisions alors que les Pygmées s’intéressent plutôt à notre Or. L’inverse m’eût paru plus logique.)
par contre nous ne gagnons rien (voire perdons beaucoup) en attaquant un personnage qui ne manifeste aucune animosité envers vous : la diplomatie est valorisée aux dépends de la brutalité.
En ce qui concerne le jeu, cette première œuvre en solo de Livingstone (et première aventure DF en extérieur, même si, par rapport au
Sorcier de la Montagne de Feu par exemple, la transposition demeure basique, les couloirs devenant des sentiers et les pièces, des clairières, des grottes ou des cabanes) se révèle plaisante à jouer. Nous voilà bien loin d’une oppressante forêt de Blair (ou, pour rester dans les DF, de l’asphyxiante forêt d’Yffen des
Spectres de l’Angoisse) : comme l’ont assuré d’autres critiques, la traversée de cette Forêt des Ténèbres participe davantage d’une paisible balade champêtre que d’une marche lugubre où la mort nous attendrait à chaque pas, sous chaque frondaison ou racine. D’autant que la Forêt des Ténèbres se résume à un anneau d’arbres entourant une plaine et des collines. En négation du titre, l’essentiel des péripéties ne s’opère donc pas dans une ambiance strictement sylvestre. En passant, il est amusant de constater que, comme dans la Montagne de Feu, une rivière à traverser marque perpendiculairement la mi-chemin.
Les dictateurs ont été des enfants, et Ian Livingstone, à ses débuts, a su montrer bien plus d’indulgence que dans la suite. Point de monstres incontournables aux scores démentiels : les trois plus puissants, pourvus d’une habileté de 10, demeurent parfaitement évitables. Alors que nombre de Livingstone ultérieurs se démarquent par l’impossibilité mathématique de les terminer sans les caractéristiques maximales, assez curieusement,
La Forêt de la Malédiction perd beaucoup de son intérêt si l’on ne s’y lance pas avec les caractéristiques minimales. (La réussite avec un 7/14/7 ne m’ayant pas posé trop de problème, une fois le parcours balisé.)
De même, pas de choix aléatoire gauche-droite synonyme d’échec irrémédiable : si l’on atteint Pont-de-Pierre sans les deux morceaux du marteau, on peut, sur un jet de Chance, revenir à la tour de Yaztromo, renouveler notre stock d'objets magiques (l’argent récolté au cours de notre précédente tentative servant ainsi à quelque chose) et recommencer notre quête en choisissant d’autres options, avec des caractéristiques possiblement réduites, mais une certaine idée des lieux (possibilité permise d’ailleurs, contre un sort de Lévitation, dans
La Citadelle du Chaos). Certes, contrairement à d’autres LDVELH, comme notamment
Le Marais aux Scorpions, nous ne pouvons pas, au mépris du bon sens, revenir sur nos pas, et l’auteur décide à notre place pour nous bloquer systématiquement la route du sud, mais du moins ne sommes-nous pas injustement condamnés pour avoir simplement pris la mauvaise direction. (Nous pouvons même nous amuser à éviter sciemment les deux parties du marteau et reprendre la traversée plusieurs fois pour recueillir tous les objets intéressants, notamment ceux qui augmentent la Force d’Attaque, et qui ne se trouvent pas intégralement sur le chemin idéal.)
Enfin, peu voire pas de gros pièges ôtant profusion d’Habileté, d’Endurance ou de Chance, peu voire pas de PFA injustes, « tombés du ciel », sanctionnant aussi sadiquement qu’arbitrairement une décision que l’on croyait pertinente. (Du genre : « Vous prenez cet objet ? Vous perdez 6 points d’Habileté et 10 points d’Endurance. Vous franchissez cette porte ? Votre aventure se termine ici, pas de chance. ») Les occurrences de mort subite s’avèrent bien rares et grosses comme des maisons : il faut presque faire exprès pour y tomber. (Et l’une d’elles, pouvant se produire au troisième paragraphe seulement, compte parmi les plus rapides dans l’économie des LDVELH.)
Je n’oublie pas la légende Yaztromo, qui effectue sa première apparition dans le monde des
Défis fantastiques et qui nous pourvoit au début en articles surnaturels entre lesquels nous choisirons d’autant plus judicieusement qu’au fil de nos tentatives, nous en aurons empiriquement éprouvé l’utilité. (Comme les Formules Magiques dont nous sommes gratifiés au début de
La Citadelle du Chaos, voire par le même Yaztromo en introduction du
Temple de la Terreur.)
Au final, une petite aventure rafraîchissante, qui ne se distingue ni par sa profondeur, ni par sa complexité, ni par ses PNJ, mais que je mettrais volontiers entre les mains d’un débutant. Le joueur n’est pas obligé de terrasser un monstre affichant 12 points d’Habileté et conserve l’opportunité de gagner quelles que soient ses caractéristiques initiales. Il s’agit certes d’un OTP, mais tempéré par la possibilité de recommencer sans automatiquement mourir. D’où ma note légèrement supérieure à celle des deux premiers DF.
16/20