Je ne vais pas ressasser les compliments d’usage à l’intention d’Outremer, que je considère comme un véritable virtuose du genre interactif, sachant exploiter pleinement le potentiel de ce mode littéraire, dépassant en cela nombre d’auteurs édités.
Fleurir en hiver s’inscrit parfaitement dans cette ligne de qualité : un background original (un genre de cour impériale chinoise, traversée de conflits d’influences en une période cruciale) sur lequel se greffe un challenge ludique riche, ouvert, durable, permettant maintes relectures.
Le personnage que nous incarnons – une simple servante n’ayant pas les yeux dans sa poche et désireuse de s’élever socialement – influence beaucoup le « gameplay » : plus que jamais, nous nous sentons comme un pion, sur un échiquier aux mille cases, une personne dont l’existence ne pèse guère aux yeux des puissants qui s’affrontent impitoyablement dans l’entourage de l’empereur, et que nul n’hésitera à liquider au moindre faux pas. Vous aurez le malheur de vous retrouver au mauvais moment au mauvais endroit, de vous montrer trop curieuse ou de trop faire valoir vos « droits », de vous trouver en possession, même sans l’avoir voulu, d’un secret compromettant la réputation d’un aristocrate, de manquer de discrétion dans l’escamotage d’un objet, de confier votre témoignage à une personne que vous croyiez fiable mais qui ne l’était pas autant que vous ne le pensiez, ou même de commettre une bourde protocolaire… et un poignard, un lacet, une fléchette empoisonnée, voire deux mains autour de votre cou, vous réduiront ni vu ni connu au silence. Comme vous le lance avec à-propos un dignitaire : « [U]ne langue aussi bien pendue fini[t] par donner à certains l’envie de la trancher. »
Il s’agira donc de témoigner de tact et de retenue, de recourir à tout votre bon sens, pour vous extraire à votre bénéfice de ce panier de crabes, où nul ne déplorera votre disparition. Il sera impératif de cerner les intérêts exacts de vos interlocuteurs, et de ménager leur curiosité tout en veillant à ne pas leur en raconter trop.
Vous évoluez en effet entre des PNJ assez bien campés, issus de toutes les classes sociales, de vos camarades servantes, jusqu’à la famille impériale et l’aristocratie qui l’entoure, en passant par les différents fonctionnaires articulant les rouages de la Cité Impériale (le capitaine des gardes, l’herboriste, l’érudit…) et d’autres personnages plus ou moins importants, que vous côtoyez régulièrement ou ne connaissez que de réputation.
Tout ce grand monde s’agite en une effervescence d’autant plus exacerbée que la fille de l’empereur, et première héritière du trône, s’apprête à accueillir trois princes prétendant à sa main, entre lesquels elle choisira l’heureux élu à l’issue de leur séjour. Est-il besoin de préciser que durant ce laps de temps, les trois candidats rivaliseront d’intrigues pour placer leurs billes et obtenir la main de la princesse ? Dans ces circonstances, les informations que vous êtes susceptible de transmettre à l’un des rivaux, voire même les menus services que vous êtes à même de leur rendre (car ayant accès chaque soir aux appartements privés de votre maîtresse) risquent de valoir leur pesant d’or (ou plutôt de pièces d’argent). Mais encore faudra-t-il vous montrer circonspecte dans le choix de vos « employeurs », ainsi que celui des informations que vous leur dévoilez, sachant qu’une franchise par trop imprudente, un double-jeu mal mené, une initiative trop téméraire, un secret recelé ou révélé à mauvais escient, risque de se retourner contre vous : d’informatrice ou d’agent double, vous dégringolerez au statut de témoin gênant, voire de félonne, à supprimer sans délai.
A travers tout cet écheveau d’intrigues et de complots qui se tisse, se noue ou se dénoue, dont certaines vous dépassent, dont vous n’avez que partiellement conscience et dont vous n’êtes ni certaine ni d’ailleurs nécessairement désireuse d’en connaître le fin mot, vous voletterez comme une abeille, tâchant d’en éviter les toiles et d’en pomper le miel.
Sous cette dimension, cette AVH m’a évoqué
Le Labyrinthe du roi Minos, modèle de « livre dont vous êtes le spectateur », puisque le héros se retrouve pris dans un croisement de trames qui ne le concernent pas directement, dans lequel il n’a pas forcément de rôle à jouer, mais qu’il peut néanmoins tourner à son profit, en rencontrant la bonne personne au meilleur moment. J’ai aussi pensé au
Grand Maître d’Irsmun, non seulement en raison de l’ambiance orientalisante, du contexte curial, mais également
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du fait que l’un des personnages ne s’avère finalement pas celui qu’on croit.^^
J’ai éprouvé beaucoup de plaisir à me glisser dans la peau de « Quinze yeux », de guider allègrement ses pas, tout en reprenant sans frustration au début (voire en amont) après chaque PFA, pour essayer une autre voie.
En effet, l’aventure est nantie de quatre paragraphes de victoire, ce qui en rallonge la durée de vie. Même après un premier succès, on se prend à recommencer une autre quête, pour débusquer les issues encore inconnues. Vu l’absence totale de hasard, on ne regrette pas un mauvais choix, on cherche comment surmonter tel obstacle, on essaie de débusquer tous ces codes propres à la « ludicité outremerienne » (sachant que certains sont mentionnés mais n’existent pas, à l’instar de certaines formules proposées dans
Sorcellerie !, voire que d’autres ne servent finalement à rien, tandis que certains peuvent être obtenus dans plusieurs endroits différents, alors que d’autres ne deviennent efficients qu’en étant couplés). De plus, au vu de cette pluralité d’issues victorieuses, rien n’empêche de poursuivre l’aventure sans pour autant avoir rassemblé les informations conditionnant telle ou telle réussite. On essaie toutes les combinaisons possibles, même celles qui a priori paraissent absurdes. Il m’est arrivé ainsi de « jouer avec le jeu », de me dire : « Cette option va me mener à un PFA », de choisir ladite option, d’aboutir à un PFA, de rire de bon cœur et de noter le piège (mais aussi de tomber sur une heureuse découverte et de sourire à l’esprit retors de l’auteur).
La réussite la plus « standard » (mais aussi la plus ouverte) consiste à rassembler une somme d’argent suffisante pour s’en aller quelque part vivre sa vie à son compte. (Peu importe, dans ce cas, l’issue des négociations princières.) Sous cette dimension, cette AVH se rapproche de
Défis sanglants sur l’Océan. Beaucoup de « quêtes secondaires », pas nécessairement liées aux tractations qui retiennent l’attention générale (mais conférant plus de profondeur à la toile de fond, et plus d’épaisseur à l’héroïne, espionne née), vous permettront d’étoffer votre pécule, en dévoilant par exemple à un garde du corps l’identité d’une courtisane qui lui a tapé dans l’œil, ou en espionnant vénalement une amante infidèle pour le compte d’un poète éperdu, voire en jouant, pariant ou commettant de menus larcins, la morale ne vous étouffant guère.
Parmi les autres réussites, une autre s’obtient, à mon avis, en s’en remettant strictement à votre jugeote, ce que j’ai trouvé appréciable.
Quant aux deux autres
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qui nécessitent notamment qu’on « oublie » une ignominieuse tentative d’assassinat
la troisième s’avère des plus « livingstoniennes », en ce qu’elle oblige à suivre un algorithme tortueux pour obtenir (et conserver) les objets et informations indispensables à la réussite, et que bien entendu vous ne trouverez pas sous les pas d’un cheval.
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Il vous incombera par exemple de perdre obligatoirement, puis de récupérer un trésor, mais PAS TOUT DE SUITE.
Une autre se révèle « outremerienne » (j’en ai par exemple éprouvé une semblable dans
Intermède sylvain), en ce qu’elle ne demande, à l’ultime péripétie, qu’une seule information qu’on aurait eu bien de la peine à croire utile en l’apprenant. Du coup, je me suis amusé à atteindre ce paragraphe tout en foirant systématiquement toutes mes autres quêtes, me contentant de rester en vie !
Concernant les critiques que j’ai pu lire sur ce site ou sur
Rendez-vous au 1, j’y apporte mon grain de sel.
On trouve le début trop long, et certains passages redondants dès lors qu’on connaît ce qu’on y trouve et ce qu’il convient d’y faire ? Bah… une AVH ingénieuse appelle des ludolecteurs ingénieux, et personnellement, j’ai vite fait de placer des « sauvegardes » (et ce qui m’a fait sourire, c’est que j’en ai placé la première au même paragraphe exactement que Skarn) et des « couloirs » (avec des renvois du genre : se rendre directement à tel paragraphe en ajoutant tel code et/ou tel nombre de pièces d’argent).
On reproche à l’héroïne sa carence de personnalité, de vie intérieure, on la tient pour une coquille vide, creuse, factice ? D’une part, l’évocation de ses souvenirs, d’amies d’enfance, d’allusions à ses talents d’indicatrice, l’empêche de demeurer une « femme d’Analand ». Son absence d’appétence sentimentale, dans un contexte où fleurissent pourtant les histoires d’amour ne me dérange pas non plus. (Je ne la soupçonne même pas de penchants saphiques, le texte ne nous livrant aucun indice sur ce point.) J’admettrais plus volontiers que, chez cette femme, la sensualité s’est sublimée en goût pour le pouvoir et l’argent : voyant son amie Pamplemousse souffrir d’un chagrin d’amour, elle se demande « quel effet cela fait d’avoir ce genre de problème » sous-entendant que ce genre de sentiment lui est totalement étranger, et d’une manière amusante, elle rembarre sur ce point Plume de Paon. Et puis, pourquoi ne pas laisser jouer l’imagination de chaque lecteur, et lui faire insuffler à Xi Mei-Mei le tempérament qu’il juge le plus adéquat ? (Personnellement, je la verrais bien contracter un mariage de raison avec un mari plus fortuné mais un tant soit peu benêt, et dans le charmant ménage ainsi formé, porter la culotte tout en tenant les cordons de la bourse.)
Bref, au final, c’est amusé, dépaysé, avec enthousiasme et reconnaissance pour la plume et la maîtrise de l’auteur, que j’ai refermé le classeur dans lequel j’avais rangé ces 505 paragraphes imprimés sur papier, et dont je recommande la découverte à tous les membres de ce forum.
P.S. J’ai fantasmé sur Pamplemousse, dont le surnom livre une indication sur le volume de ses « formes généreuses ».^^